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lundi 11 mai 2020

Voilà presque deux mois que l’apparition d’un virus microscopique a stoppé net l’activité du Fourneau, nous laissant tous abasourdis… Nous, les artisans du lien, sommes comme amputés de notre raison d’être. Avec stupeur et docilité, nous avons mis le navire Fourneau à la cape en attendant que la tempête passe… Nous nous sommes calfeutrés dans nos intérieurs, mis à distance les uns des autres. L’annonce immédiate par nos partenaires institutionnels du maintien de leurs subventions : Direction régionale des affaires culturelles de Bretagne, région Bretagne, département du Finistère et ville de Brest, a permis à notre équipe de continuer à œuvrer en télétravail pour que les artistes soient au cœur de la vie d’après... Avec les compagnies accompagnées en résidence de création, nous avons échafaudé différents scénarios, qui se sont tous écroulés les uns après les autres au fil des semaines qui s’écoulaient.

Franck Bétermin

Et puis, comme l’ensemble des acteurs du spectacle vivant, nous nous sommes résolus, contraints et forcés, à admettre que nos grands rendez-vous artistiques, réunissant des centaines ou des milliers de personnes n’allaient pas pouvoir se tenir.
Aucun des événements artistiques en espace public que nous co-écrivions avec nos partenaires depuis de longs mois : Le Printemps des Abers avec la Communauté de communes du Pays des Abers, Les Fêtes maritimes internationales et Les Jeudis du port avec la ville de Brest, Les Pique-Niques Kerhorres avec la ville de Le Relecq-Kerhuon, le festival Les Rias avec Quimperlé Communauté ne pourront avoir lieu en 2020... Une année blanche donc pour la diffusion des artistes créateurs de nos espaces publics sous les formes habituelles que nous inventons et co-écrivons avec nos partenaires. Combien de temps devrons-nous attendre pour convier à nouveau le public à des temps artistiques, poétiques et fédérateurs d’artistes en accès libre et gratuit, sous le soleil ou les étoiles... ? Telle est la grande inconnue…

Cette crise sanitaire exceptionnelle bouleverse les temporalités et rend complexe toute projection. Une chose est sûre, nous allons devoir faire autrement, sans avoir toutes les cartes en main pour réorganiser nos actions. Nous sommes face à une injonction et une nécessité, celle de réinventer des rapports, des situations, des conditions nouvelles, pour un temps indéterminé. Mais à quoi ressemble notre laboratoire et de quels ingrédients disposons-nous réellement ? Un autre risque silencieux plane, et pourtant tout le monde y pense sourdement, que tout se suspende à nouveau. Naïvement sans doute, nous nous réjouissons pourtant d’être en vie... Un espoir tenace nous maintient dans cette dynamique : l’invention, la créativité et l’adaptation sont une qualité, une nécessité pour les artistes ayant fait le choix d’intervenir dans nos espaces publics.

Voilà donc presque deux mois que nous sommes entrés, collectivement, à l’échelle de toutes les communautés auxquelles nous appartenons mais aussi à l’échelle planétaire, et individuellement, au plus profond de nos vies singulières, dans une période placée sous le sceau de l’incertitude de long terme. Une incertitude qui nous oblige à parier sur l’avenir, à prévoir des façons de nous adapter « au cas où », à revoir nos manières de faire pour présenter au public qui l’attend, le travail des compagnies. Nous nous savons contraints de vivre avec mais aussi de faire face à l’inattendu. Nous avons le sentiment d’être lancés dans un exercice de funambulisme sans aucun filet de sécurité, sur une corde qui se dérobe sous nos pas.

Si le secteur des arts de la rue et de l’espace public est le plus fragile des secteurs du spectacle vivant - à la fois le moins subventionné et celui qui cherche majoritairement à maintenir des propositions culturelles en accès libre et gratuit, il vit au diapason de toutes les difficultés qui touchent les autres secteurs, car aucun acteur de la culture n’est épargné : comment préparer le moindre spectacle de théâtre, de cirque, de danse, en intégrant des distances sanitaires de sécurité ? Comment imaginer des fanfares et des concerts sans les cuivres, qui sont particulièrement soumis aux restrictions du fait des postillons qu’ils diffusent ? Le nombre de questions sur les conséquences de l’épidémie actuelle par rapport à la création artistique est infini, comme l’est celui sur les conditions de travail des acteurs du secteur.
Dans certains contextes, l’incertitude peut avoir son charme – qui voudrait d’une vie trop réglée, qui aime les personnes engoncées dans leurs certitudes ? – mais ici, elle vient fragiliser un secteur qui vit déjà pour beaucoup de la passion et de l’engagement de ses acteurs, et en particulier les artistes et techniciens bénéficiant du régime de l’intermittence. Pour eux, l’incertitude fait déjà partie de leur mode de vie. Eux qui, chaque année, doivent cumuler 507 heures de travail dans l’année pour bénéficier d’une indemnisation entre deux périodes de travail, avec des contrats de courte durée. Nous savons tous bien que ces 507 heures ne correspondent qu’à ce qu’indiquent les contrats, et que l’implication réelle est bien plus considérable. Le gouvernement a donc assuré que les droits des intermittents seraient prolongés jusqu’au mois d’août 2021. C’est un soulagement mais il reste encore à voir quelles seront les conditions et les modalités. Elles sont à ce jour inconnues. Mais cette déclaration est loin de régler toutes les situations et tous les problèmes. Elle vient apporter des garanties à ceux qui bénéficient déjà de l’intermittence, mais elle ne dit rien des nouveaux arrivants qui n’avaient pas atteint, au moment de la crise, les premières 507 heures ; elle ne dit rien des femmes bénéficiant de ce régime et qui reviennent de congé maternité ; elle ne dit rien non plus de la manière dont la participation des artistes et techniciens aux activités « apprenantes » sera valorisée ; ni des artistes et techniciens qui survivent sans parvenir à accéder au régime de l’intermittence. L’incertitude n’est pas ici l’aiguillon de la créativité qui pousse à se dépasser et à être un « winner » de la start-up nation. Elle est une situation mortifère et destructrice du lien social.

De quoi donc sommes-nous certains ? Qu’il nous faut dépasser nos inquiétudes pour penser demain. Que les artistes sont des boussoles dans la tempête. De notre désir de voir renaître la création et lui permettre de rencontrer le public. Du désir du public de continuer à voir des spectacles et de son retour dès que cela sera possible dans l’espace public. Du désir des artistes de créer, de se produire et de rencontrer les gens. De notre détermination. De notre présence – même si celle-ci passe actuellement par des voies virtuelles, elle ne la rend pas moins assidue. De notre engagement auprès des équipes que nous accompagnons, qu’il s’agisse des équipes artistiques, techniques ou de production, car nous travaillons dans l’esprit d’une solidarité maximale, dans l’objectif de les soutenir malgré l’annulation de l’ensemble des rendez-vous artistiques. Nous sommes également certains de pouvoir compter aujourd’hui sur l’engagement financier de plusieurs de nos partenaires territoriaux qui nous ont garanti leur solidarité envers les artistes et les équipes techniques. Merci à ces élus car seule une chaîne éthique de responsabilités peut nous permettre d’envisager l’avenir. Les résidences de création vont reprendre au Fourneau dès que possible. Notre équipe travaille dur afin que cela soit possible à compter du 18 mai... Celles prévues au printemps se reprogramment donc cet été, mais les créations prennent du retard, ce qui bouscule les calendriers, les possibilités de programmation, donc les horizons des artistes, des équipes, et des spectateurs. Nous sommes certains de la nécessité des arts et de la culture. Nous sommes certains du rôle artistique, onirique et citoyen des arts de la rue et de l’espace public.

Cela fait beaucoup de certitudes, d’énergie et de détermination. Mais suffiront-elles face aux inconnues elles aussi nombreuses, et dans un contexte où les points d’appui sont rares ? Il paraît qu’il nous faut enfourcher un tigre. Les artistes ont l’habitude de défier les lois de la pesanteur, y compris mentale. Ils savent parfaitement prendre des risques. Mais leur légèreté, leur grâce et leur poésie n’a rien à faire d’une bête fauve, toute gracieuse soit-elle. Ainsi, ce que nous voulons, c’est être de la partie pour rebâtir à partir de convictions et d’audace un monde plus fraternel et attentif, à distance de la sauvagerie du capitalisme libéral. Le monde entier est déstabilisé et ralenti, et notre secteur est particulièrement fragilisé. Dans ces temps où beaucoup de questions sont en suspens, nous exigeons des réponses politiques qui garantissent de manière pérenne les missions publiques de la culture. Nous serons présents afin de réfléchir, d’échanger, et de prendre notre part dans les décisions collectives qui s’imposent. Nous sommes et serons aux côtés des artistes et des collectivités territoriales pour imaginer, initier et expérimenter de nouvelles modalités de rencontres avec les personnes dans le respect des droits humains fondamentaux. Et nous le ferons avec engagement car c’est pour le bien commun.

Le Relecq-Kerhuon, 1er jour de déconfinement, le 11 mai 2020 à 09h09

Caroline Raffin
Directrice du Fourneau